FAIRY TALES, 2018

Sapin amputé, tickets de paris hippiques perdants.

THE WORLD WE BUILT
Exposition personnelle

La conciergerie, La Motte-Servolex.
02.02.23 - 17.03.18

Tout n’est pas joué d’avance et l’exposition n’est pas prête. Le sera-t-elle jamais ? Au moment du vernissage, et même dans les premiers jours d’ouverture, certaines œuvres sont encore en cours d’élaboration sur place. Car le contenu de l’exposition ne lui préexiste pas, pas plus qu’il ne lui survivra, en tout cas pas sous la même forme. L’une des caractéristiques du travail de Laurent Lacotte est de donner corps à ses œuvres de différentes manières, notamment en réalisant des installations éphémères qui revivent sous la forme de photographies, pensées non comme de simples traces d’actions passées, mais comme un état de l’œuvre succédant au précédent. Même les pièces qui semblent achevées comportent une part de métamorphose potentielle : réalisées auparavant, elles auront été transposées dans une nouvelle forme, elle-même non définitive, susceptible d’évoluer dans l’avenir. Ainsi, dans tous les cas, les œuvres de l’exposition comportent une part d’indétermination, et même d’improvisation dans le sens musical du terme, avec des ouvertures propices aux heureux hasards, aux rencontres inattendues, aux surprises que l’artiste a pour rôle de recueillir après les avoir suscitées.

Dans les espaces de la Conciergerie se côtoient alors des installations confectionnées in situ à partir de matériaux collectés en amont à la demande de l’artiste, aux alentours et au-delà — des objets aussi divers que des gyrophares, des mannequins de vitrine, du verre, du carton, des sapins de Noël — et un autre type d’oeuvres, de précédents travaux sont évoqués par des photographies, imprimées au format de posters, aboutissent à une mini-rétrospective évolutive. Plus précisément, ces images donnent à voir des installations, par exemple "Banquet" (réalisé avec de jeunes artistes étudiant à la Villa Arson de Nice) qui consiste en la disposition dans la rue de graines pour pigeons, au préalable teintées de colorants alimentaires, pour composer un drapeau bleu-blanc-rouge qui sera peu à peu grignoté par les oiseaux. Pêle-mêle sont aussi présentées des photographies du réel, des détails aperçus au hasard de balades et de voyages, par exemple le panneau indiquant la direction d’un village nommé "La France", image où l’artiste joue avec le trouble du spectateur placé dans la situation de ne plus très bien savoir où il se trouve. Enfin, quelques sculptures faisant partie d’une série en cours, désignées sous le titre générique de Reliefs sont aussi présentées. Composées de blocs fragmentés scellés à des sièges, à l’origine du mobilier urbain anti-SDF que l’artiste a brisé à la masse et récupéré au cours de virées nocturnes, ces œuvres rappellent aux visiteurs de l’exposition la manière dont les sans-logis sont traités.

Par conséquent, l’exposition "The World We built" comporte une dimension de temps réel, au sens d’une concordance entre création et exposition mais aussi dans la mesure où la temporalité qui s’y manifeste connecte les œuvres directement à des problématiques de la vie quotidienne : la précarité et l’instabilité comme causes de vulnérabilité. Par le biais des matériaux dont elles sont issues, éphémères, caduques, ou rendus comme tel, les œuvres renvoient à la vanité de l’existence. Une installation composée de feuilles mortes qui s’accumulent sur une silhouette assise parterre dans la rue – un mannequin en résine que le passant perçoit comme un humain — s’intitule justement "Caduque". Donnée à voir dans l’exposition parmi les posters, elle renvoie directement à la rue et à la misère qui s’y déroule. Dans le travail de Laurent Lacotte, la matérialité est vouée à la dissolution. La durée est ailleurs. Elle réside dans la force des projets qui portent les réalisations. Il faut en effet savoir qu’avant d’être rendues visibles, toutes les œuvres ont été précédées de périodes de prospection, aux aguets, lors de déambulations attentives, de repérages et de recherches, dans les villes et les campagnes, reflétant une manière d’être de l’artiste, constamment attentif au monde. Matérialité fragile des objets et immatérialité puissante du projet se combinent.

Le processus par lequel Laurent Lacotte créé ses œuvres correspond au fond à la suggestion d’une éthique de vie, y compris politique : elles en deviennent des métaphores. Réalisées sur le principe d’accorder sa confiance aux circonstances, aux autres et à soi-même, elles incarnent la volonté de favoriser la naissance du dialogue et des échanges, du mieux plutôt que du pire, projet entrainant sa propre performativité puisque les pièces qui en résultent contribuent à cette éthique. L’art que pratique Laurent Lacotte réinvestit par conséquent, dans le contexte d’aujourd’hui où les grandes utopies sont remplacées par les gestes effectifs de chacun, le domaine de l’activisme artistique. Un aspect de cette éthique est la multiplication de ses collaborations (pour "Banquet", précédemment mentionné) et des propositions qu’il adresse à d’autres artistes, comme c’est le cas ici de l’invitation faite à Mathieu Tremblin de montrer une de ses vidéos, "Occupy", dont le thème et la démarches rejoignent les préoccupations de Laurent Lacotte, ou à Pablo Cavero et Thierry Verbeke qui présentent chacun un drapeau, de faux étendards alternatifs, aux côtés de l’artiste qui a aussi conçu le sien.

Pour autant, comme on peut rapidement le constater, les œuvres de l’exposition ne sont pas optimistes. Une mélancolie les habite, par exemple dans l’évocation des espoirs déçus à travers la collecte de tickets de jeu perdants, l’un des works in progress présentés. D’autres pièces, allant de l’humour noir à l’ironie, en passant aussi par la poésie, témoignent d’une grande inquiétude quant à certaines orientations de la société contemporaine. "Nous", photographie d’une pierre tombale en granit rose sur laquelle est gravé le pronom personnel de la troisième personne du pluriel, est ainsi une mise en garde sur ce qui pourrait advenir d’une communauté qui inclut le spectateur, produisant en lui l’étrange impression d’être à la fois enterré et présent, mort et vivant. L’image du paillasson portant l’inscription "Welcome" jeté aux orties est une allégorie du sort réservé aux étrangers. A proximité, comment dès lors interpréter la photographie intitulée "The Good Life", donnant à voir le slogan d’une marque d’électroménager, qui semble chanter naïvement les louanges de l’existence ?

En somme, l’exposition, loin de nous conduire dans un autre monde, nous sollicite à propos de ce que nous pouvons encore faire pour celui-ci, "The World we built", créant des espaces de discussion qui font tout autant partie du projet artistique que les réalisations en elles-mêmes.

Vanessa Morisset, 2018

Laurent Lacotte
Laurent Lacotte art
Laurent Lacotte artiste